La mobilité dans la fonction publique : un vœu pieux ?

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La mobilité dans la fonction publique, interne et même externe, est un sujet récurrent du débat et du discours RH sur la sphère publique. Elle est pourtant très mal connue, et irrégulièrement mesurée. Pourtant, elle fait partie des attentes fortes d’une large part des fonctionnaires. Elle s’impose également comme un outil RH indispensable à l’heure où la fonction publique traverse une crise d’attractivité. Que peut-on en dire aujourd’hui ? Nous faisons le point sur les données disponibles.
Mobilité des fonctionnaires : un cadre en évolution
La mobilité à l’initiative de l’agent ne fait pas vraiment partie de la culture RH « native » du service de l’Etat. Ce dernier, en revanche, s’est historiquement réservé le droit de déplacer ses hauts cadres afin d’éviter qu’ils restent trop longtemps en poste dans un territoire donné. Traditionnellement, le travail dans la fonction publique est associé à la protection de l’emploi du côté du fonctionnaire, contrepartie de la fidélité et du dévouement à l’intérêt général attendus par la puissance publique.
Dans le projet de statut de 1920, les notions de mutation ou de détachement sont notoirement absentes, et les questions de mobilité et de disponibilité sont renvoyées aux différents services. La loi du 14 septembre 1941, c’est-à-dire le statut de la fonction publique, prévoit le détachement et la délégation, mais pas à l’initiative de l’agent. Elle encadre la disponibilité.
Ce n’est donc qu’avec le statut général de la fonction publique de 1946 que les conditions de la mobilité interne des fonctionnaires sont définies et protégées. Les différentes catégories instituées alors (la mutation, la disponibilité, le détachement) se sont depuis précisées et enrichies. De nouvelles modalités sont apparues : la mise à disposition, la position normale d’activité, le détachement d’office et l’intégration directe. Entre-temps, le statut de 1983 (loi du 13 juillet) a édicté que « L'accès de fonctionnaires de l'Etat à la fonction publique territoriale et de fonctionnaires territoriaux à la fonction publique de l'Etat, ainsi que leur mobilité au sein de chacune de ces deux fonctions publiques, constituent des garanties fondamentales de leur carrière. »
Revenons rapidement sur ces différentes voies de mobilité et sur les derniers développements les concernant :
Les voies historiques de la mobilité
- La mutation permet de changer d’emploi à l’intérieur d’un même versant, au profit d’un autre poste relevant du même corps ou cadre d’emploi et du même grade. Ses critères complexes combinent les souhaits de l’agent et les besoins de compétences des employeurs en favorisant certaines situations. La loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019 a facilité cette modalité en supprimant l’autorisation préalable de la commission administrative paritaire. Les lignes directrices de gestion peuvent fixer des règles qui font de la mutation un véritable outil RH à la disposition des employeurs.
- Le détachement permet de changer de corps, voire de versant pour une durée limitée, tout en continuant à accroître son ancienneté et ses droits à la retraite dans son corps d’origine. Depuis 2009, cependant, il est possible d’être intégré au nouveau corps si le détachement dure au moins 5 ans. La loi de transformation de la fonction publique, suivie d’un décret du 15 décembre 2019, ont levé un obstacle financier important aux détachements de fonctionnaires d’Etat vers la FPT et la FPH. En effet, l’entité d’accueil est tenue de rémunérer le fonctionnaire détaché, mais celui-ci reste affilié à son régime de retraite. Or la contribution « employeur » de la FPE est sensiblement plus élevée (78,28% depuis le 1er janvier 2025) que celle due à la CNRACL dans la FPT et la FPH, (34,65% en 2025, mais devant passer progressivement à 43,65% d’ici 2028). Depuis 2020, la collectivité ou l’établissement qui accueille un fonctionnaire d’Etat en détachement s’acquitte d’une cotisation égale à celle de la CNRACL. Le surcoût du fonctionnaire d’Etat détaché disparaît donc.
- La disponibilité a été conçue initialement pour permettre de faire une pause dans une carrière, par exemple pour élever un enfant ou pour « convenances personnelles ». Elle entraîne la suspension de la rémunération et des droits à ancienneté. Au fil du temps, le nombre de situations ouvrant droit à la disponibilité s’est accru. Surtout, son sens a changé avec la loi « Avenir professionnel » du 5 septembre 2018 : le fait de prendre une disponibilité pour acquérir une expérience professionnelle dans le privé ainsi que pour assumer des responsabilités parentales ou ou familiales est désormais encouragé, les droits à ancienneté étant maintenus dans ce cas (dans la limite de 5 ans). Et la disponibilité pour créer ou reprendre une entreprise permet de conserver tous ses droits à avancement d'échelon et de grade.
Les modalités plus récentes
- La position normale d’activité remonte à un décret de 2008. Elle concerne la fonction publique d’Etat et permet à un fonctionnaire titulaire d’exercer son métier dans un autre ministère ou dans un établissement public, tout en conservant sa position d’activité. C’est une modalité administrative subtile où le service d’accueil et le service d’origine se partagent la gestion RH de façon bien spécifique.
- L’intégration directe est créée par la loi « mobilité » du 3 août 2009. Elle offre une voie directe de mobilité entre employeurs publics, y compris entre versants, sans détachement préalable.
- La mise à disposition existe à l’intérieur de chaque versant depuis les lois de 1984-86 ; elle a été étendue aux mobilités inter-versants par la loi de modernisation de la fonction publique du 2 février 2007. Elle est un peu l’équivalent du prêt de main-d’œuvre pratiqué dans le privé (et autorisé à titre non lucratif depuis 1973). Elle permet à un service de « prêter » un agent pour une durée limitée à une autre administration, tous versants confondus, voire à une structure privée chargée d’une mission de service public, une organisation internationale ou même un Etat étranger. Le traitement peut (et doit même dans certains cas) être remboursé par l’entité d’accueil à l’entité d’origine, qui continue à le verser à l’agent. Depuis 2020, comme pour le détachement, la contribution retraite à rembourser pour un fonctionnaire d’Etat mis à disposition dans la FPT ou la FPH est alignée sur celle de la CNRACL, pour lever un frein financier à ce type de mobilité.
- Le mécénat de compétences est expérimenté depuis fin 2022 et jusqu’à fin 2027 dans la FPT (sauf les communes de moins de 3500 habitants) et la FPE (loi du 21 février 2022 et décret du 27 décembre 2022). La loi du 15 avril 2024 a depuis étendu le dispositif à la FPH, mais aucun décret ne semble l’avoir traduit dans les faits à ce jour. Il s’agit en réalité de l’extension de la mise à disposition de fonctionnaires à une autre catégorie de bénéficiaires : les associations et fondations d’intérêt général. Le remboursement du traitement n’est pas obligatoire et la durée maximale est de 3 ans (18 mois renouvelables). Le principe existe dans le privé depuis 2003. Un point d’étape devait être effectué en mars 2025, mais il ne semble pas avoir eu lieu à ce stade.
- Le détachement d’office, enfin, est une création de la loi de transformation de la fonction publique, complétée par un décret du 11 juin 2020. Ce dispositif répond à une circonstance spécifique : le transfert d’une activité de service public à une entreprise privée ou à un établissement public industriel et commercial. Les fonctionnaires concernés peuvent être détachés en CDI pour la durée du transfert d’activité. A la fin du contrat entre la fonction publique et l’organisme de transfert, l’agent peut choisir de réintégrer son administration ou de quitter la fonction publique avec une indemnité tout en conservant son CDI.
Il reste trois modalités de mobilité à signaler :
- La plus importante, peut-être, est l’ascension professionnelle, qu’elle passe par la promotion interne ou par le concours interne. Un décret du 26 décembre 2023 est venu assouplir récemment, dans la FPT, le recours à la promotion interne. Auparavant, il fallait maintenir un ratio de 3 recrutements externes pour 1 promotion interne ; le quota est maintenant de 2 pour 1. La définition des recrutements externes est également élargie pour inclure la titularisation d’agents en situation de handicap.
- La titularisation des contractuels est également une forme de mobilité, même si elle ne s’accompagne pas toujours d’un changement de poste.
- La mobilité vers l’extérieur de la fonction publique a elle aussi été facilitée avec la création de la rupture conventionnelle.
Sur le terrain : peu d’évolutions à ce stade
Après ce tour d’horizon des modalités existantes, que sait-on exactement de la mobilité des fonctionnaires ?
La mobilité interne des fonctionnaires entre 2012 et 2022
Les rapports annuels de la DGEFP sur l’état de la fonction publique nous parviennent désormais avec une annexe comprenant des chiffres sur le sujet, même s’ils ne sont pas exploités tous les ans. Le rapport pour 2019 comprenait une analyse pour 2016-2017. Le rapport 2023 incluait un dossier complet sur ce thème, portant sur l’évolution de la mobilité des agents entre 2018 et 2021. Le rapport 2024 n’en parle pas vraiment, mais le site de la DGEFP met à disposition un fichier Excel avec des données pour 2012-2022. En partant de ce dernier document, que nous disent ces chiffres ?
- Globalement, la mobilité des fonctionnaires n’a pas augmenté sur la période. Elle s’est même plutôt tassée. En 2022, 7,4% des agents ont changé d’employeur, contre 8% en 2017 (le chiffre était plus bas dans le rapport annuel 2019, mais il a dû y avoir une réévaluation).
Chiffres DGEFP
En ordre de grandeur, ce sont donc autour de 400 000 agents civils qui changent d’employeur public chaque année – dont environ 250 000 titulaires et 100 000 contractuels.
- Tout au long de la période, les fonctionnaires d’Etat sont ceux qui changent le plus d’établissement (11,4% en 2022), devant les hospitaliers (5,4%) et les territoriaux (4,2%). C’est surtout dans la FPE que la mobilité a baissé ces dernières années (de 12,9% en 2018 à 11,4% aujourd’hui). Sur ce versant, les administrations dans lesquelles les fonctionnaires sont les plus mobiles sont les ministères économiques et financiers (16%), la justice (13,7%) et l’éducation/enseignement/recherche (12,2%).
- La mobilité inter-versants reste très minoritaire, et plutôt en baisse. Elle représente 6,5% des mobilités en 2022, et moins de 0,5% des effectifs totaux de la fonction publique. Ce dernier chiffre était de 0,7% en 2017. Les fonctionnaires territoriaux sont ceux qui changent le plus de versant : 13,3% des agents de la FPT qui ont connu une mobilité ont changé de versant, d’abord vers la FPE (8,3%), ensuite vers la FPH (4,9%). Un fonctionnaire hospitalier sur 10 en mobilité a fait de même, mais en privilégiant (pour les deux tiers d’entre eux) la FPT comme versant de destination. A peine plus de 3,3% des agents de l’Etat en mouvement ont changé de versant, le plus souvent vers la FPT.
- Les femmes, les moins de 30 ans et les fonctionnaires de catégorie A sont les plus mobiles.
- La mobilité professionnelle s’accompagne d’une mobilité géographique dans un peu plus d’un tiers des cas (37,3% en 2022). Rapporté à l’effectif total, 2,8% des fonctionnaires ont changé de département d’affectation en 2022 – contre 2,4% en 2012. Ce taux est plus élevé dans la FPE (4,1%), en particulier du fait des fonctionnaires de l’intérieur (6,7%), de la justice (10,2%) et surtout de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la recherche, dont près d’1/5e des mobilités se fait d’un département à un autre. C’est dans la FPT que l’on rencontre le moins de mobilité départementale (1,4%).
- Les changements de catégorie (C vers B, B vers A, A vers A+) représentaient 3,2% des mobilités en 2022, mais la moyenne habituelle s’établit plutôt autour de 1% : les chiffres élevés de 2019, 2021 et 2022 s’expliquent par des passages massifs de certains métiers d’une catégorie à l’autre. En régime de croisière, le passage de catégorie représente donc environ une mobilité sur 7 ou 8. Les passages de B vers A sont les plus nombreux, suivis des passages de C vers B.
Chiffres DGEFP
- Enfin, un peu moins d’un contractuel sur 10 est titularisé chaque année. La tendance est plutôt à la baisse sur 10 ans. C’est dans la FPH que les contractuels accèdent le plus souvent au statut de fonctionnaire (17% en 2022), devant ceux de la FPT (11,2%). En revanche les titularisations sont rares dans la FPE (3,4%).
Chiffres DGEFP
Pour le moment, les agents et leurs responsables RH ne semblent donc pas s’être significativement approprié les dispositifs censés améliorer la mobilité interne. Qu’en est-il des départs vers le privé ?
La mobilité vers le privé
La Cour des comptes vient de publier (mai 2025) un rapport relatif à la mobilité entre public et privé. Malheureusement, l’un des constats du document réside précisément dans l’absence de chiffres fiables sur la question…
Le rapport a le mérite de rappeler les ordres de grandeur : Environ 500 000 personnes quittent la fonction publique chaque année – dont un tiers de départs en retraite et une moitié de contractuels – et à peu près autant la rejoignent. Sur ce nombre, la part des mobilités professionnelles du public vers le privé est très faible : en 2019, environ 10 000 fonctionnaires ont rejoint le secteur privé – souvent en provenance de fonctions supérieures. On ne compte pas, bien sûr, les contractuels, qui sont nécessairement plus nombreux : en 2022, 248 000 contractuels ont quitté la fonction publique, dont seulement 20 000 pour prendre leur retraite. Mais il est impossible de connaître la part de mobilités choisies et subies dans ce nombre.
Des attentes fortes et des blocages
La mobilité professionnelle des agents de la fonction publique reste relativement peu développée. Selon l’Insee, le turnover au sein des entreprises françaises se situe autour de 15% ; il serait donc moitié moindre dans la fonction publique.
Pourtant, la mobilité fait partie des attentes de beaucoup de fonctionnaires, comme nous l’a appris la consultation Fonction Publique + de 2023. Les possibilités de carrière et de mobilité font partie du top 5 des motivations des agents pour rejoindre la fonction publique et y rester. C’est particulièrement le cas des agents de catégorie A+. La moitié des fonctionnaires souhaitent effectuer une mobilité ou une reconversion, dont 36% au sein de la fonction publique.
La mobilité dans le public apparaît moindre que ce qu’elle pourrait être, même si cela reste difficile à mesurer. Quels peuvent être les blocages ? En l’absence d’études sur le sujet, nous nous contenterons d’évoquer quelques pistes :
- La complexité persistante des outils RH de mobilité, et leur difficile lisibilité. De fait, un quart des agents interrogés dans le cadre de Fonction Publique + estiment qu’ils auraient besoin de coaching et d’accompagnement de carrière.
- Le manque d’acculturation et de temps des professionnels RH dans le public.
- Les contraintes liées aux statuts, aux corps, aux grades et à la diversité des institutions.
- Les rigidités du marché du travail public, malgré les progrès de ces dernières années. Il faut souligner que par construction, le marché du travail des fonctionnaires est administré, et soumis à des multiples contraintes ; il y a là un facteur structurel, qui pourrait être amoindri par un assouplissement du statut.
Beaucoup a été fait au cours des 15 dernières années pour dynamiser la mobilité interne de la fonction publique. Les portails choisirleservicepublic.gouv.fr et www.emploipublic.fr permettent aujourd’hui de consulter des offres d’emploi sur les 3 versants. L’arsenal des outils RH s’est accru. Mais les changements culturels et organisationnels ne s’opèrent pas du jour au lendemain. Il faudra attendre quelques années avant de voir si les réformes récentes ont porté leurs fruits. Mais il est probable que l’accroissement de la mobilité passera par d’autres réformes structurelles.
