TENDANCES RH

Digital, RH et secteur public : après la dématérialisation, l’ère de la data

DeCédric Breuiller
24 avril 2024

Les années 2000 ont été celles de la digitalisation de la relation aux citoyens, les années 2010 celles de la digitalisation des process RH ; les années 2020 seront-elles celles de l’expérience agent et de l’intelligence artificielle appliquée à la fonction RH ? Ce qui est certain, c’est que l’essor d’une culture de la data au sein des services des ressources humaines apparaît à la fois indispensable et inéluctable. 

 

 

La dématérialisation : bilan et perspectives 

En l’absence, pour le moment, de grands rapports d’ensemble permettant de mesurer l’état de l’existant, commençons par reprendre un à un les sujets « dématérialisation » qui occupaient le débat à la fin de la décennie précédente, et que nous évoquions dans cet article.  

 

En 2020, en effet, la question du digital RH se posait encore largement en termes de dématérialisation des documents et des échanges, ou éventuellement de « non-matérialisation » (génération directe de documents électroniques, sans passer par la case « papier »). Où en sommes-nous sur les principaux chantiers évoqués à l’époque ?  

 

Les sujets évoqués alors (la DSN, le dossier individuel de l’agent, le bulletin de paie dématérialisé, mais aussi le CPF) ne font plus la une de la presse spécialisée. On pourrait croire l’ensemble de ces questions révolues. En pratique, cela dépend des sujets. 

 

La DSN 

La déclaration sociale nominative est bel et bien entrée en vigueur pour l’ensemble des employeurs publics depuis 2022. Elle fait désormais partie du quotidien des gestionnaires RH de 70 000 établissements publics employant 5,6 millions d’agents. Une enquête de Net-Entreprises publiée en février 2024 révèle que 81% des déclarants des trois versants sont satisfaits du passage en DSN (un pourcentage similaire à celui observé dans le privé). Star des années 2010, qui a su maintenir le suspense au cours d’un feuilleton à rebondissements dont on ne voyait pas la fin, la DSN fait à présent partie du décor. 

 

Le Dossier Individuel de l’Agent (DIA) 

Rappelons que c’est la loi du 3 août 2009 et le décret du 15 juin 2011 qui ont rendu possible la dématérialisation du dossier RH de l’agent.  

 

Dans la FPE, la dynamique est rythmée par les textes réglementaires imposant la dématérialisation du DIA dans les différentes administrations (par exemple la Caisse des Dépôts en 2019, les services du Premier ministre en avril 2023, ministère de l’Europe est des affaires étrangères en février 2023…), ainsi que par les travaux du CISIRH (Centre Interministériel de Services Informatiques relatifs aux Ressources Humaines).  

 

Dans la FPT, il est plus que probable que les initiatives des centres de gestion et des services RH des grandes collectivités aient banalisé la dématérialisation, mais l’absence de centralisation des données ne permet pas d’en savoir plus.  

 

Le dossier individuel dématérialisé est un sujet majeur, dans la mesure où il conditionne l’émergence attendue d’une base de data RH commune aux 3 fonctions publiques. Une telle base est le préalable nécessaire au déploiement d’outils d’analyse prédictive et de gestion dynamisée des parcours et des mobilités – l’une des directions que prend la digitalisation RH pour les années à venir. 

 

Le bulletin de paie dématérialisé 

Depuis 2020, toutes les administrations de la FPE ont dû fixer une date à laquelle la transition se ferait vers le bulletin de paie électronique obligatoire. À la différence du privé, où la loi permet aux salariés de demander individuellement la remise d’un bulletin papier, la dématérialisation s’impose aux agents de l’État. Il existe des cas d’exemption, mais ils sont limités et doivent être motivés.  

 

À l’inverse, aucun texte n’exige une planification de mise en œuvre aux employeurs des deux autres versants de la fonction publique (hospitalière et territoriale). L’initiative est donc laissée aux établissements et aux collectivités.  

 

Comme pour le dossier individuel de l’agent, la dématérialisation du bulletin va dans les sens de l’histoire, et s’insère dans le continuum de la digitalisation de la fonction RH. On sait que des collectivités franchissent régulièrement le pas, et que toutes finiront par le faire. Le sujet n’est donc plus aussi brûlant et ne fait plus débat, ce qui explique qu’on en parle moins. Mais il ne faut pas oublier qu’il n’est pas encore réglé d’un point de vue opérationnel. La transition est en cours. 

 

Le CPF public 

Nous évoquions également un sujet de moindre ampleur, le Compte personnel de formation (CPF), dans sa version « service public ». Sans être aussi essentiel et structurant que le dossier individuel de l’agent et le bulletin de paie dématérialisé, le CPF public relève bien d’une digitalisation d’un flux RH, relatif au financement et à l’organisation de la formation. Mais là où le lancement, pour les salariés du privé, de l’application Mon Compte Formation avait débouché sur une explosion de l’utilisation (jusqu’à 2 millions de formations financées en 2021), le CPF public est demeuré largement verrouillé. La raison en est simple : il est resté libellé en heures, et surtout, sa mobilisation passe nécessairement par l’accord et la médiation de l’employeur. En 2021, selon les chiffres partiels du dernier Jaune budgétaire, à peine plus de 6 000 formations avaient été financées par le CPF dans le public.  

 

Le télétravail 

Un autre aspect de la digitalisation du travail a considérablement évolué depuis 4 ans : c’est le développement du télétravail, qui a lui-même d’importantes conséquences RH. Sans atteindre le même degré de développement que dans le privé (le cadre réglementaire est plus contraignant), le télétravail aura beaucoup fait pour l’acculturation numérique des agents. Son avènement marque une étape importante dans la digitalisation du travail, et sépare lui aussi nettement les décennies 2010 et 2020. 

 

 

La « feuille de route SIRH » : les nouvelles priorités pour 2023-2027 

La dématérialisation, cependant, ne représente qu’une brique, certes essentielle, de la digitalisation de la fonction RH. Elle figurait parmi les 6 axes de la première « feuille de route SIRH », mise en place à la suite du plan « Action 2022 » pour la période 2018-2022. Celle-ci visait à accomplir la « transformation numérique de la fonction RH » dans la fonction publique (essentiellement la FPE).  

 

La feuille de route SIRH 2018-2022 s’appuyait sur 6 axes, dont 2 sont repris à peu près à l’identique dans la feuille de route 2023-2027 : la dématérialisation, précisément, et la consolidation du socle RH (avec la convergence des outils entre ministères et établissements publics). La dématérialisation inclut, dans cette nouvelle feuille de route, les axes 2, 3 et 4 de la version précédente : démarches, services RH, agent acteur de sa gestion.  

 

La feuille de route 2023-2027 ajoute ou rénove 3 axes : 

  • Le déploiement d’une « GRH par les compétences » de plus en plus interministérielle ; 

  • L’amélioration de la « maîtrise des données »dans une optique de pilotage optimisé des politiques RH. Il semble s’agir notamment, à terme, d’arriver à une forme de standardisation de la production des indicateurs RH dans la FPE. 

  • La cartographie des solutions utilisées au sein des différentes entités de la FPE et l’accroissement de l’interopérabilité. 

 

On remarque, dans cette nouvelle feuille de route, que les différents aspects de la dématérialisation des flux, des procédures et des documents semblent aller de soi. La priorité, désormais, est de produire et stocker des données de qualité, dans la perspective – pas tout à fait explicite mais manifeste – de se préparer au déploiement des nouveaux outils d’analyse appuyés sur l’intelligence artificielle.  

 

L’intelligence artificielle et les nouveaux horizons de la digitalisation RH 

L’IA a longtemps souffert de la malédiction du jeune berger de la fable d’Esope, qui crie « au loup » trop souvent et finit par ne plus être cru. Les transformations consécutives à l’intelligence artificielle nous sont annoncées depuis les années 1950. Elles ont bien eu lieu, mais de façon trop progressive et « back-office » pour que nous en ayons bien conscience.  

 

Depuis la fin de 2022 et l’irruption dans la sphère publique des IA génératives, l’ampleur du bond technologique donne le vertige. Sans savoir précisément ce qui va changer concrètement, plus personne ne doute qu’une révolution est en marche. Et le domaine RH ne fait pas exception. Comme nous l’avons vu, les transformations digitales à l’œuvre dans la fonction publique contribuent à créer les conditions de cette révolution dans les RH du public. 

 

Quelles peuvent en être les applications ? Pour l’essentiel, les mêmes que dans le privé, adaptées au contexte particulier des 3 fonctions publiques : 

 


  • Le recrutement : l’IA peut analyser les viviers de candidats, traduire des CV en compétences, les mettre en regard des offres, contribuer à la cartographie des compétences de l’organisation… 
  • L’accroissement de l’attractivité : les IA génératives peuvent améliorer l’expérience candidat en orientant les postulants vers les bons interlocuteurs, en accroissant la qualité et la personnalisation des informations délivrées, en améliorant la réactivité des réponses, en projetant une image dynamique et innovante du secteur public.  
  • La gestion des parcours et la mobilité interne : l’IA peut contribuer à la dynamisation des parcours internes en analysant les profils et en les appariant aux offres disponibles à travers les 3 fonctions publiques sur un territoire donné ou nationalement. 
  • La gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) : les outils d’analyse prédictive peuvent permettre aux DRH du public d’anticiper les mouvements, la démographie et les besoins de compétences à moyen et long terme. 
    La production de contenus : les IA Génératives ont déjà démontré leur capacité à assister la création de contenu (pédagogique, communicationnel, voire juridique), à condition de coupler une vraie compétence de prompt et un contrôle qualité strict.  
  • La formation : l’IA va permettre de faire des progrès spectaculaires en matière de personnalisation des formations – par le biais de recueil d’informations en amont des sessions, de scénarios de conversation intelligents, d’évaluation en temps réel… 
  • La relation avec les agents : les IA Génératives constituent des interfaces de plus en plus efficaces dans l’accès des agents à l’information qui les concerne et dans les échanges avec les RH. 

 

Dans tous les cas, ces progrès n’en seront que si les outils sont utilisés de façon strictement complémentaire à l’humain. Selon la façon dont l’IA est déployée, elle peut se traduire par un cauchemar orwellien comme par une réhumanisation des relations.  

 

 

Accroître les compétences numériques au sein de la fonction publique 

La transformation numérique des fonctions RH au sein de la fonction publique est loin d’être finie. La phase précédente (la dématérialisation) est encore en cours de déploiement. La phase suivante verra l’intégration de technologies fondées sur l’intelligence artificielle, elles-mêmes en plein développement. L’introduction de l’IA et de l’IAG est porteuse de promesses de performance et de fluidité, mais aussi d’inquiétudes : les principales sont le risque de déshumanisation de la relation, la perte de contrôle sur les données personnelles, le danger de voir l’humain dépassé par la complexité des machines.  

 

La poursuite de la transformation exige donc un haut niveau d’expertise. Ce qui suppose, pour la fonction publique, de disposer de compétences en interne. En janvier 2023, un rapport commandité par Elisabeth Borne en juillet de l’année précédente est paru sur le thème « Les ressources humaines de l’État dans le numérique ». Le constat y est fait du vieillissement et de la contraction des effectifs des professionnels du numérique dans la fonction publique. Depuis 2023, des efforts ont donc été entrepris pour faciliter le recrutement d’experts du digital dans la fonction publique, d’autant qu’une circulaire d’Elisabeth Borne du 7 février 2023 encadre le recours aux prestataires extérieurs.  

 

Ce dernier texte ne signifie pas que la fonction publique doive désormais se passer de prestataires externes. Il vise plutôt, d’une part, à limiter l’ampleur de l’externalisation, et d’autre part, à doter le secteur public des compétences internes nécessaires au bon pilotage des projets. Selon la circulaire, « trop souvent, les équipes numériques de l'Etat manquent de compétences internes, en quantité et en qualité. Ces manques ont pour conséquence de fermer la porte à une internalisation de certains chantiers et sont préjudiciables au bon pilotage de travaux. » 

 

La circulaire précise par ailleurs qu’un « grand projet dont le pilotage ou la réalisation est externalisé à plus de 60% doit être considéré à risque, être suivi de manière plus approfondie et faire l'objet d'un recrutement d'une équipe de direction expérimentée. Au-delà de 80% d'externalisation, le projet ne peut pas démarrer dans des conditions de maîtrise satisfaisantes. » En conséquence, la Dinum (la direction interministérielle du numérique, créée en 2019) a reçu par décret du 22 avril 2023 la mission de « RH de la filière numérique de l’État », qui pourrait déboucher sur la création d’un campus du numérique public.  

 

La question de la digitalisation des RH dans la fonction publique vient ainsi inciter les décideurs à résoudre les difficultés RH rencontrées par la fonction publique dans son ensemble : manque d’attractivité, vieillissement des effectifs titulaires, instabilité des effectifs contractuels, lourdeurs administratives pour le recrutement… Un cercle vertueux s’est enclenché ! 

 

 

Le défi d’une IA de confiance : un enjeu fort du service public 

Le digital RH dans le public doit aussi se penser, de façon plus large, dans le cadre de la stratégie digitale de l’État. Celui-ci s’est saisi depuis 2017 de la question de l’intelligence artificielle, qui fait l’objet d’une stratégie nationale déployée en deux temps entre 2018 et 2025. Dès août 2022, avant même le « boom » des IA génératives, le Conseil d’État publiait une étude visant à « s’engager dans l’intelligence artificielle pour un meilleur service public ».  

 

La légitimité de l’État à se saisir du sujet est triple : c’est un secteur d’avenir qui conditionne la transformation économique ; c’est un outil d’amélioration des services rendus au citoyen ; et c’est un enjeu de sécurité, de souveraineté. L’IA est porteuse d’opportunités considérables, mais aussi de risques réels, pour les individus comme pour la collectivité. D’où la nécessité de travailler sur la question d’une IA de confiance.  

 

Le sujet de l’IA de confiance est particulièrement sensible pour les responsables RH du public, qui manipulent des données personnelles et doivent veiller à ce qu’elles soient utilisées dans le respect des principes de confidentialité et de sécurité. Les outils d’intelligence artificielle ne pourront donner toute la mesure de leur puissance et de leur utilité que si les bénéficiaires sont rassurés sur leur maîtrise et leur innocuité. Plus largement, la nature même des missions de service public renforce l’obligation de développer une IA de confiance dans le secteur.  

 

C’est dans cette optique que BPIFrance a lancé en 2023 un appel à projets intitulé « Maturation technologique et démonstration de systèmes de confiance intégrant des briques d’intelligence artificielle ». Il s’agit de promouvoir une IA « transparente, équitable, responsable et respectueuse de la vie privée […] conçue pour être utilisée de manière éthique et pour respecter les droits de l'homme. » 

Mais indépendamment de l’encouragement à l’innovation privée française, le développement de services publics assis sur l’IA peut requérir la mise en œuvre de solutions spécifiquement publiques, présentant des garanties supérieures de sécurité. L’IA Générative, notamment, suscite des réserves liées à l’utilisation d’une énorme quantité de données d’origines diverses, appartenant à des individus ou à des employeurs publics, dans des conditions pas toujours claires de confidentialité.  

 

L’État n’a pas tardé à réagir sur le sujet : dès février 2023, la Dinum était récompensée du prix « innovation » lors des Victoires des Acteurs publics, pour le lancement d’Albert, une IA « libre et souveraine », à l’usage exclusif des agents publics. Dès novembre 2023, une démo a été présentée, et une première expérimentation lancée. Les agents volontaires du réseau France Services ont ainsi accès à l’outil pour les assister dans les démarches pour lesquelles ils accompagnent les citoyens. Il s’agit du réseau de 2 700 guichets uniques réunissant plusieurs administrations sur des sites mal desservis par l’administration. Albert a vocation à être étendue au sein de la fonction publique. L’objectif est de permettre aux agents de gagner du temps de recherche et de les aider à personnaliser les réponses. Derrière, il y a encore, des enjeux de formation et de RH, bien sûr.  

 

Globalement, la digitalisation des RH et du travail paraît sensiblement plus avancée et mieux concertée dans la fonction publique d’État que dans les versants territorial et hospitalier. Le mouvement est cependant enclenché, et il est peu probable qu’il s’arrête. Une enquête de 2023 conduite par la Gazette et Cegos révèle que les DRH et les DG des employeurs locaux sont très majoritairement satisfaits de l’usage qui est fait des outils numériques (69%). Mais ils comptent aussi sur le déploiement de ce type de solutions pour améliorer la qualité du travail (pour 64% d’entre eux), voire améliorer la productivité des agents (46%). Les problèmes dont ils se plaignent le plus – fidélisation, recrutement, formation – pourraient avantageusement trouver une réponse avec les innovations digitales adaptées. Le mouvement dans ce sens devrait donc se poursuivre et s’accélérer. 

 

Cédric Breuiller
Responsable offre secteur public
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