CONFORMITÉ RH

L’espace numérique sécurisé des agents publics

DeVéronique Tixier
21 mars 2023

Un élément important de ‘l’expérience agent’ s’est trouvé transformé dans la fonction publique au cours des mois et années qui viennent de s’écouler. Avec l’Espace numérique sécurisé des agents publics (Ensap), tous les personnels publics vont désormais potentiellement partager un même coffre-fort numérique, un même accès à leurs données paie et retraite, une même politique d’archivage et de protection des informations. Effectif dans toutes les administrations de la fonction publique d’Etat depuis le 1er janvier 2020, le rattachement à l’Ensap est possible dans les 3 fonctions publiques depuis fin 2021.

 

La ‘préhistoire clandestine’ du bulletin de paie public

Curieusement, en effet il aura fallu que le bulletin de paie de l’agent public soit dématérialisé pour acquérir véritablement une existence officielle. Auparavant, aucune des 4 lois constitutives du statut de la Fonction publique ne mentionnait l’obligation, pour les employeurs publics, de délivrer un bulletin de paie à chaque agent.

 

Une relation de travail non commerciale

Cet état de fait découlait du caractère très particulier de la relation entre fonctionnaire et administration publique. Historiquement, le lien entre l’agent et l’Etat s’est construit de façon dérogatoire au droit commun.  « Un fonctionnaire est nommé par arrêté, affecté là où l’exigent les besoins du service public et selon une rémunération basée sur une grille indiciaire. En prenant cet arrêté, l’employeur public contracte une dette vis-à-vis de l’agent, auquel il s’engage à verser un traitement (qui augmentera progressivement avec l’ancienneté), puis, au moment de la retraite, une pension. » Les fonctionnaires, en effet, sont la première catégorie de travailleurs à avoir bénéficié, bien avant les autres, d’un système de pension de vieillesse.

Cette exception s’expliquait par l’idée que le service public poursuit l’intérêt général. La relation fonctionnaire/Etat, au départ, n’est donc pas conçue comme véritablement contractuelle, mais implicitement comme un dévouement mutuel. Elle est perçue comme un contrat moral et non commercial. De ce fait, les textes détaillent à l’extrême la composition du traitement et des primes, ainsi que leur évolution programmée dans le temps. Il n’est pas vraiment fait de place à la négociation. Nul besoin, dans ces conditions, d’un bulletin de paie obligatoire qui reprenne l’état de la rémunération : tout cela est défini en amont.

 

La force de l’usage

Les administrations et les collectivités, cependant, délivrent bien sûr depuis bien longtemps des bulletins de paie à leurs agents. L’usage n’en est pas codifié. Le site du ministère de l’Intérieur, sur la page consacrée au bulletin de paie des agents publics, et le site Service Public  précisent « Aucun texte ne définit les mentions obligatoires du bulletin de paie des agents de la fonction publique. Toutefois, il est recommandé aux administrations d'établir des bulletins de paie aussi complets que pour les salariés de droit privé et de tenir compte des mêmes règles de présentation. Seuls les composants de la rémunération et les cotisations auxquelles cette rémunération est soumise sont définis par les textes. »

Dans les faits, les employeurs du public et leurs éditeurs de paie suivent informellement les prescriptions du code du Travail, en les adaptant aux réalités du public. Pour autant, le chantier lancé en janvier 2015 sur la clarification du bulletin de paie a porté intégralement sur le privé, et la question du bulletin des fonctionnaires n’a pas été abordée.

 

Bulletin de paie des agents : une re-naissance dans la dématérialisation

La France a eu du retard par rapport à ses voisins dans la dématérialisation du bulletin de paie. Dans le secteur privé, celle-ci s’est faite en deux temps. La loi de simplification du droit du 12 mai 2009 a rendu possible la distribution sous forme électronique du bulletin de paie, sous condition d’accord préalable du salarié. La loi « Travail » du 8 août 2016 a inversé la logique : l’employeur peut dématérialiser le bulletin sans accord préalable, mais le salarié a le droit de s’y opposer et d’exiger un bulletin papier. La même loi posait les conditions, précisées par le décret du 16 décembre 2016, de la conservation des bulletins électroniques et de l’accès aux données par le salarié.

C’est en parallèle de cette dernière étape de la dématérialisation de la paie dans le privé que le projet d’un Espace numérique sécurisé des agents publics est né, dans le cadre de la fonction publique d’Etat (FPE). Le projet a été présenté dès le 10 septembre 2015 aux syndicats. Le décret du 3 août 2016, publié quelques jours avant la loi Travail, établit que « La rémunération après service fait des personnels civils de l'Etat […] donne lieu à la remise aux intéressés d'une pièce justificative dite bulletin de paie ».

A la différence des salariés du privé, les agents publics ne bénéficient pas d’un droit de véto à la dématérialisation, sauf dans un petit nombre de cas précisés par le décret. Celui-ci prévoyait par ailleurs une entrée en vigueur dans chaque ministère, en fonction d’arrêtés qui avaient jusqu’au 1er janvier 2020 pour être pris. A cette date, l’ensemble des agents ministériels avaient a priori accès à l’Ensap. A noter que dès le décret du 3 août 2016, les établissements publics de l’Etat pouvaient déjà opter pour le rattachement à cet espace numérique sécurisé (sans que cela soit obligatoire et sans date limite).

Enfin, l’arrêté du 23 décembre 2016, qui précise les conditions de mise en œuvre de l’Ensap, étend déjà le champ de celui-ci au-delà des seules données paie, puisqu’il inclut déjà les données retraite, les échanges avec l’administration et la gestion des données personnelles. C’est à la DGFiP qu’il revient de développer et déployer l’outil.

 

Et pour les agents territoriaux et hospitaliers ?

Début 2021, le Conseil commun de la Fonction publique (CCFP) valide le 8 mars un projet de décret sur l’accès des fonctionnaires territoriaux et hospitaliers à l’Ensap. Celui-ci sera adopté le 21 décembre 2021. A la différence des ministères, pour lesquels le rattachement était obligatoire, les employeurs de la FPE et de la FPT disposent d’une faculté de « mettre à disposition de leurs agents l’espace numérique » en question. Rien d’automatique, donc. La démarche requiert une convention établie et votée par l’organe délibérant (ou le conseil de surveillance dans les établissements de santé).

On remarquera par ailleurs que le nouveau texte ne contient pas, formellement, l’obligation de délivrer un bulletin de paie aux agents territoriaux et hospitaliers, contrairement à ce qui est écrit pour les agents de l’Etat. Pour autant, nous pouvons considérer que cette obligation est désormais bien établie !

Enfin, le décret du 21 novembre 2022 précise les modalités d’utilisation de l’Ensap et assure sa compatibilité avec le RGPD.

 

Le périmètre de l’Ensap

Comme on l’a vu, l’espace numérique sécurisé des agents publics ne contient pas uniquement les données de paie. Les agents publics de l’Etat peuvent également consulter, à partir de 45 ans, une estimation de leur future retraite de fonctionnaire et leurs bulletins de retraite. Le décret du 21 novembre 2022 ajoute à ces éléments les documents relatifs aux élections professionnelles : un agent de l’Etat peut trouver sa carte électorale dans l’Ensap.

Pour le moment, cependant, il ne semble pas que cela soit possible pour les agents territoriaux et hospitaliers. L’Ensap met à disposition uniquement le bulletin de paie. Aucune mention d’un lien avec la CNRACL, notamment, ne figure en effet dans le décret.

 

Quelles implications pour les services RH du public ?

 

Dans la FPE

Dans les administrations ministérielles, l’Ensap joue déjà le rôle d’un outil de coffre-fort électronique commun à l’ensemble de la FPE. L’enjeu RH réside donc dans l’appropriation par les agents des fonctionnalités de l’outil, au-delà de la seule mise à disposition des bulletins de paie : échanges et communication avec l’administration, archivage et consultation des données (pensions et paie), attestations fiscales, démarches en ligne, mise à jour des données personnelles, élections professionnelles.

Une question peut s’avérer sensible et requérir un processus de gestion dédié : comme on l’a vu, contrairement aux salariés, les agents de la FPE sont obligés de consentir à la dématérialisation du bulletin de paie. Les textes réglementaires ne prévoient que deux cas d’exception :

  • si l’agent n’a pas accès à l’Ensap sur son lieu de travail (ce qui signifie notamment que l’absence d’ordinateur à la maison n’est pas un motif valable) ;
  • si l’agent est en congé maladie.

L’impression du bulletin dans ces cas-là n’est pas automatique : l’agent doit en faire la demande.

 

Dans la FPT et la FPH

Dans les collectivités territoriales, les centres de gestion, les établissements de soins, la problématique est tout autre. Il s’agit dans un premier temps de décider s’il y a lieu de rejoindre l’Ensap. Pour les employeurs déjà équipés d’un outil de coffre-fort numérique et recourant déjà à la dématérialisation des bulletins, l’enjeu est de décider si le jeu en vaut la chandelle. Pour ceux qui s’apprêtaient à s’engager dans une démarche de dématérialisation, le choix est sans doute plus simple.

Une fois la décision prise, la rédaction de la convention peut s’avérer plus délicate que prévu – même si les textes ne permettent pas vraiment de voir de quelle latitude dispose la collectivité ou l’établissement. On remarque cependant que l’article du décret du 3 août 2016 modifié, qui institue les 2 cas dérogatoires dans lesquels l’employeur doit envoyer un bulletin imprimé, ne s’applique pas à la FPT ni à la FPH. Cela signifie-t-il que la convention de rattachement à l’Ensap peut inclure des conditions différentes, possiblement plus souple, s’approchant du statut des salariés du privé ?

Un avantage de l’Ensap est qu’il est déjà conçu pour respecter le RGPD et qu’il intègre les pratiques réglementaires instituées par le décret :

  • Conservation des données paie jusqu’aux 75 ans de l’agent, des données retraite jusqu’à 5 ans après le décès de l’agent, de la carte électorale jusqu’à épuisement des délais de recours contre l’élection concernée.
  • Conditions d’accès aux données enregistrées dans l’Ensap par des services tiers (dont le service RH).
  • Droit d’accès et de rectification.

Le décret, par ailleurs, énumère les données qui peuvent être enregistrées dans l’Ensap. Elles sont assez extensives : identification, coordonnées, situation familiale, enfants, parcours professionnel, rémunérations, données sociales…

 

 

Il est encore trop tôt pour mesurer l’appropriation par les employeurs de la FPT et de la FPH de la possibilité qui leur est offerte avec l’Ensap. Il y a fort à parier, cependant, que le sujet animera les services RH et les organes délibérants des structures concernées dans les mois et les années à venir. On constate à nouveau ce mouvement de convergence entre privé et public dans la gestion des RH, avec, toujours, le maintien de certains éléments de spécificité. L’harmonisation RH public/privé se fait aussi à l’intérieur même des collectivités, établissements et administrations : l’Ensap, en effet, bénéficie à l’ensemble des agents quel que soit leur statut (titulaires, stagiaires, contractuels, apprentis, actifs pensionnés). Pour les services RH comme pour les agents, l’Ensap marque une petite révolution, qui s’inscrit dans la continuité des transformations entamées dans les années 2010.

Véronique Tixier
Responsable Veille Légale Secteur Public chez Sopra HR Software
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